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Le sérac philosophe
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24 janvier 2016

Molière, les dupes et l’idéal

Molière

          Je ne m’explique pas les goûts et les préférences, des sens comme de l’intelligence, et encore moins leur constance comme leurs changements. Pour Molière mon goût n’a jamais faibli ; au contraire, il croît à chaque rencontre. Je me sens comme chez moi dans ses « comédies », comme dans un Heimat où les rimes et les alexandrins, et aussi la prose, animent l’un des plus subtils dévoilements du psychisme humain.

     Psychisme est le mot qui me disconvient le moins car il ne subsume pas les mêmes processus que le concept de psychologie ou de je ne sais quoi d’autre, et car il ne se ferme pas aux perspectives sociales de nos existences. Psychisme ne veut pas rien dire et ne peut pas tout dire : il est ouvert, dynamique et sans réification, ou presque. Il est assez précis pour circonscrire un domaine de parole et assez indéfini pour rester ouvert.

     On réduit souvent Molière au peintre de caractère, de type. Mais comme Molière est logique ! Avec la musique des vers et l’incarnation des caractères, on trouve toute la logique des relations en acte et en parole, et toutes ses catégories : transitivité, symétrie, réflexivité avec leur contraire et leur contradictoire. Je ne développerai pas ce point, j’indique juste mes perspectives d’interprétations.

     Dans ses comédies, chaque personnage a un lien, une relation de filiation ou d’intérêt avec un autre ; que ces intérêts soient sentimentaux, matrimoniaux ou financiers, et qu’ils soient en accord ou en opposition. Au sein de ces relations en acte et en parole, le psychisme est mis à jour dans ses mouvements, ses relations et surtout dans ses contradictions. L’écart se dit.

 

Les dupes

     Alceste le misanthrope pourfend l’hypocrisie des politesses et des jeux du champ social,

« Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode

  Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;

  Et je ne hais rien tant que les contorsions

  De tous ces grands faiseurs de protestations »

 

« Et parfois il me prend des mouvements soudains

   De fuir dans un désert l’approche des humains »                           Acte I, scène 1

 

tout en étant épris d’une coquette hypocrite, méprisante, médisante et intrigante. Alceste n’est pas tant dupé sur sa nature que sur les sentiments qu’elle feint à son égard.

« Non l’amour que je sens pour cette jeune veuve

   Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve,

   Et je suis, quelque ardeur qu’elle ait pu me donner,

   Le premier à les voir, comme à les condamner »                            Acte I, scène 1

 

      Armande, l’une des femmes savantes, sœur d’Henriette, méprise les sens, le mariage, les bas plaisirs, etc., et loue les hauteurs de la raison.

« Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,

  Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,

  Et donne à la raison l’empire souverain,

  Soumettant à ses lois la partie animale,

  Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale »                                Acte I, scène 1

      Armande méprise le grossier et le bas tout en cherchant à détourner Clitandre de l’amour qu’il porte à sa propre sœur Henriette alors qu’il brûlait pour elle avant qu’elle ne l’ait éconduit. Si Armande ne peut dissimuler son amour et son désir d’être aimé de Clitandre, elle est surtout la dupe, tout comme sa mère, de Trissotin, qui est au savoir et aux arts ce qu’est Tartuffe à la foi et à la morale : un imposteur vénal et libidineux.

     La duperie et l’imposture manifestes et évidentes de Trissotin auraient pu éclater lorsque celui-ci lut un de ses poèmes médiocres où une faute de conjugaison retint l’attention de ces femmes savantes mais qu’elles évitèrent de reconnaître avec obstination, jusqu’à l’admirer.

     Avec le Tartuffe, la duperie touche au tragique car elle conduit la dupe Orgon à des extrémités : fils banni, famille déshéritée, fortune léguée et fille offerte en mariage à Tartuffe. Celui-ci prône l’ascèse et les mortifications et veut l’imposer à toute la famille de son hôte, Orgon. Même lorsque l’imposture et les intentions de Tartuffe sont mises à jour, Orgon persiste à l’estimer au-dessus de tout et l’enjoint de rester auprès de lui.

 « Non, vous demeurerez, il y va de ma vie ».                                 Acte III, scène 7

 

L’idéal

          La fascination, la crédulité, la naïveté ou toute autre faiblesse n’épuisent pas leurs raisons de se maintenir dupés, aveuglés, manipulés, esclaves de quelque chose qui reste à déterminer. Si ceux qui dupent sont responsables de leurs mensonges et de leurs simagrées, les dupes sont responsables de s’y laisser prendre. Il n’y a aucune contrainte, obligation, asservissement volontaire de la part de celui qui dupe. Il ne fait que simuler et parler.

     Alceste le misanthrope déclare sa haine de l’humanité hypocrite et confie son amour pour une femme qui incarne le contraire de ce qu’il estime : honnêteté, franchise, amitié sincère… Armande et sa mère, les femmes savantes, déclarent estimer plus haut que toutes les affaires humaines, dont l’amour lui-même, les arts, le savoir et la philosophie (savoir et philosophie sont synonymes à l’âge classique) qu’elles croient trouver chez un pédant médiocre, ignare et affairiste. Enfin, Orgon se sent accéder à la plus haute moralité grâce à la présence et à l’exemple de Tartuffe qui ordonne à une domestique : « cachez ce sein que je ne saurais voir », mais qui « tâte » « l’habit » de l’épouse de son hôte.

     La haine de l’humanité et de ses vices se noue avec le dépit de ne pas être aimé par celle qu’on aime. L’amour de la raison qui doit tout gouverner se noue avec la force du désir que l’on refuse. Quant à la haute moralité de la dupe de Tartuffe, quant à son admiration pour Tartuffe, il y va de sa vie.

     Les dupes sont moins dupées par les imposteurs ou  menteurs que par eux-mêmes. Sincérité, raison et moralité servent d’aveuglement sur soi-même et masquent la contradiction, le fait de n’être ni sincère, ni raisonnable et ni moral. Car le misanthrope n’est pas sincère, les femmes savantes sont ignares ; et Orgon qui bannit son fils et déshérite sa propre famille n’est pas moral, il achète sa moralité. Sincérité, raison et moralité sont les objets de discours les survalorisant, les plaçant plus haut que tout, les idéalisant, à rebours de leur contraire qui sont tus et masqués.

 

     Chacun crée son propre idéal qui est d’autant plus idéal à mesure que son contraire est dévalué et blâmé.

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Commentaires
D
Sans doute est-ce là un excellent moyen de s'acheter une bonne conscience à peu de frais comme toutes ces valeurs que nous revendiquons pour déguiser nos intérêts réels.
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D
L'idéal est le masque dont chacun se sert pour supporter sa condition.
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G
Les dupes savent, les non-dupes errent. C'est leur grandeur paradoxale.
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