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Le sérac philosophe
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12 septembre 2016

Méditation et Capitalisme (la méditation capitaliste d'entreprise)

Prolétaires de tous les pays ! Musclez-vous, et méditez !

     Je suis enfin détrompé par les faits. Il y a bien longtemps, Sir Karl Popper instilla en moi, plutôt m’infligea un doute irrémissible lorsque je lus de lui que beaucoup de ses contemporains issus soit de la psychanalyse soit du marxisme croyaient percevoir partout la confirmation de leurs théories. Par exemple, un marxiste ou un marxien ouvre un journal et trouve les preuves à chaque page de la lutte des classes ou de la propagande. Je ne lisais donc plus la presse sans une dose de prudence imposée quant à ce que je croyais y diagnostiquer. Mais il m’a été récemment offert un cadeau épistémologique qui confirme ce que j’ai toujours pensé ; sans confirmer néanmoins tout à fait les freudiens et les marxiens. On m’a donc détrompé. Et ma prudence n’était que méthodologique.

     Bien que je n’adhère pas aux thèses marxistes dans leur globalité, et encore moins aux solutions qui libéreraient l’humanité du joug sous lequel elle tente de survivre, j'accorde néanmoins à Saint Karl Marx et à ses Bienheureux disciples beaucoup de mérite et de pertinence quant à leurs analyses des sociétés capitalistes. Car sans faire comme eux de la lutte des classes le moteur de l’histoire, j’observe souvent dans l'histoire que des classes luttent entre elles pour préserver leurs situations, pour jouir de leurs biens (usurpés ?), et pour accroître leur pouvoir et leur influence, jusqu’à imposer aux autres les moindres détails de leurs idées (jadis le Progrès, aujourd’hui l’innovation…), de leurs valeurs (le profit…), de leurs normes (vivre pour s’enrichir ou travailler…, et non travailler pour vivre), et de leurs pratiques (le sport…, qui remplaça la chasse aristocratique mais qui partage avec celle-ci la recherche de score).

     M’attachant à de simples observations factuelles, de relations entre le faits, de répétitions de processus, plutôt qu’à des théories massives et globales qui m'expliquent aussi bien mon inconscient que le cours du Quetzal guatémaltèque tout comme la course d’intelligences spirituelles autour d’Alpha du Centaur, j’accueillis donc avec joie le cadeau que me fit l’hebdomadaire français d’informations et de propagande, Le Point, n° 2280. Celui-ci jeta mi-mai 2016 en couverture : « Méditation : Pourquoi ça marche », avec en sous-titres « les découvertes des neurologues ; Ecole, Entreprise, la nouvelle clé de la réussite ».

     Je tressaillis de joie jusqu’en mes muscles fessiers qui me conduisirent dans plusieurs points de vente de presse pour me procurer cette vulgate. Comment mieux signer les connexions entre science, éducation, marché et médias ? La superstructure jubile de cet hyménée. Il leur faut seulement seize mots pour le faire, c’est d’une compétence sans faille. La réussite, ce veau-d’or, cette pierre philosophale, idée directrice de la performance professionnelle mais aussi personnelle, passe donc par la méditation.

     Après la sculpture du corps par le body-building, après la sculpture de son moi par le développement personnel, voici la sculpture de son soi profond par la méditation.

Prolétaires de tous les pays, musclez-vous ! Et méditez ! Le marché vous aime, il vous y enjoint.

Que dit l’hebdomadaire de propagande ? En gros que la méditation :

-        A des pouvoirs

-        A des vertus thérapeutiques

-        Est confirmée par la neurologie

-        Développe la concentration

-        Est la nouvelle arme fatale des DRH

-        Serait la clé de la réussite à l’école

Rien de moins.

     La méditation est mirifique sauf que la méditation, ça n’existe pas hors des mots. Il n’existe que des pratiques méditatives diverses et des discours sur celles-ci qui tiennent aux circonstances de leur naissance et de leurs influences, pratiques toutes enracinées dans telle ou telle aire culturelle. En dressant devant soi le panorama de ces pratiques, en étendant leurs tissus bigarrés et troués, dont les fils parfois se ramifient et parfois s’effilent et se perdent, alors s’invalident tant un culturalisme relativiste qui efface les brins assemblés et familiers au profit des particularités qu’un universalisme absolutiste qui efface les fils dissemblables et inalliables au profit des structures. Il serait trop long de préciser ici les similitudes évidentes et les différences irréductibles que l’on trouve parmi les philosophies occidentales et leurs exercices spirituels, le Zen, le Chen, les bouddhismes, le taoïsme, la spiritualité cistercienne, les mystiques rhénanes, soufis, hébraïques…, etc. Mais il existe dorénavant la méditation d’entreprise, invention du marché, en quête de réussite.

 

-        Où est le problème ici ? Depuis trente ans au moins le développement personnel vise à façonner l’individu en vantant comme le management l’a fait l’horizontalité des relations, la coopération des acteurs et la créativité des individus. Si les gens veulent méditer, ils ont…

(Je sens que je peux laisser mon questionnant pas si imaginaire que cela s’enliser dans le bourbier relativiste de chacun fait ce qu’il veut.)

-        Où est le problème ici ? Si les gens veulent méditer pour se sentir mieux, ils ont le droit, ils font ce qu’ils veulent !

-        Je ne sais pas si l’on fait ce que l’on veut en réalité : il faut se muscler, ils se musclent ; il faut se développer personnellement, ils se développent ; il faut méditer, méditeront-ils ?

-        Personne n’a dit « il faut » ; il n’y a pas d’obligation.

-        En effet, l’injonction, au sein des nouvelles servitudes, se vêt des habits des promesses de réussite et de liberté.

 

La mobilisation totale

     Au-delà du fantasque appel à la méditation (d’ailleurs laquelle ?) pour réussir, je vois deux problèmes dans sa nouvelle utilisation survalorisée ; d’autant que cette survalorisation semble naïve au regard des exigences de la pratique et des délais de « retour sur investissement » ou encore des bénéfices attendus. Le premier problème : voici une énième récupération par les acteurs capitalistes de ce qui manque à leur arsenal idéologique et à leur système de normes et de valeurs pour prospérer davantage. Le second problème : ce que l’on touche avec cette méditation réorientée.

     D’abord, pour rendre aux marxistes ce qui appartient aux marxistes, je rencontre dans le cas présent de la méditation de la réussite une énième version de la récupération par les acteurs capitalistes de ce qui leur manque : jadis il leur manquait des ouvriers alphabétisés au sein du capitalisme entrepreneurial et familial, on les a instruits et formés ; il leur manquait l’initiative et l’autonomie au sein du capitalisme tayloro-fordiste, on les a incorporé dans les discours et les pratiques managériaux ; il leur manquait de la morale et de la responsabilité, on a publié des chartes éthiques dans l’entreprise connectée ; il leur manquait de l’humanité, on manage par la joie et la méditation. Grâce à cette dernière, producteurs, salariés, ou actionnaires sauront absorber le « coût » psychique de l’augmentation de la performance et de la productivité qui est le corrélat explicite de cette nouvelle récupération.

     S’il s’agissait seulement d’une récupération de plus, qui de surcroît humaniserait les rapports de production en les harmonisant, cette nouvelle vogue de la médiation ne serait pas un problème. Mais ce phénomène de récupération précis non seulement s’ajoute aux précédents, signant la répétition du processus, mais aussi en déploie et en intensifie la radicalité. De plus, il participe en le perfectionnant du phénomène encore plus vaste qu'a décrit Ernst Jünger : la Mobilisation Totale, publié en… 1930 :

« on devinera alors, non sans un sentiment d’effroi mêlé d’envie, qu’il n’y a plus là aucun atome étranger au travail et que nous-mêmes sommes, au niveau le plus profond, voués à ce processus frénétique. La mobilisation totale accomplira moins de choses qu’elle ne se réalisera elle-même, car elle est, en temps de paix comme en temps de guerre, l’expression d’une exigence secrète et contraignante à laquelle nous soumet cette ère des masses et des machines. Chaque existence individuelle devient alors, sans que la moindre équivoque puisse subsister longtemps, une existence de Travailleur ».

 

Dans l’aiôn

     Ensuite, que touche la méditation ? Ou mieux, à quoi ouvrent des pratiques méditatives ? Plutôt que de répondre de manière massive Nirvana, Tao, le Divin, Dieu ou la Nature… il conviendrait de situer ces pratiques. Pour les plus corporelles d’entre elles, elles se situent entre des sensations et des perceptions très fines et une conscience ni cogitante ni imaginante, - dans un souffle. Elles se meuvent aussi au sein de déploiements temporels non chronologiques, sans succession d’instants séparés et quantifiables, dans une durée aux épaisseurs et aux intensités variantes.

Dans l’aiôn ; l’aiôn advient au méditatif.

     C’est-à-dire que nous touchons durant ces pratiques à ce que des courants ont nommé intériorité, ou moi profond, ou soi, ou être-là, etc. ; autant d’expressions métaphoriques et spatiales qui indiquent ce qui n’est ni quelque chose ni rien, qui indiquent des phénomènes très peu représentables et dicibles.

      Ainsi, méditer pour accroître ses performances, c’est modeler cet aiôn, ces moments de bien d’autres déploiements, dans l’unique ou principale perspective de produire plus et mieux, à savoir dans une perspective que d’autres, les agents capitalistes, régissent par leurs propres normes et valeurs ; c’est orienter toute sa temporalité non chronologique vers des fins chronométrées ; c’est vouloir se préparer à des buts pratiques lors d’une pratique dégagée de la praxis ; c’est se laisser modeler et orienter.

      Méditer pour réussir, c’est devenir un automate.

 

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G
Il est bon de dénoncer cette récupération scandaleuse de la méditation à des fins mercantiles et productivistes, surtout si l'on songe que sa fonction première est de nous mettre en rapport intime avec l'être profond, qui de nature est fort éloigné du souci de performance.
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