Qu’est-ce que penser ? Qu’appelle-t-on penser ?
Donc je ne sais pas ce qu’est la pensée, ce que c’est que penser. Ce que je peux faire, c’est observer ce qui se passe, voire ce qui passe, quand je pense, de surcroît quand je pense à quelque chose. Car si je ne sais pas ce qu’est la pensée, en elle-même, dans tous les cas de figure, ni ce qu’est penser, en soi, en général, je sais que quand je mange, je ne pense pas, et que quand je danse, je ne mange pas… Penser ne se pratique pas comme n’importe quelle autre activité ; penser ne revient pas à manger, ni à danser, ni à courir, ni à caresser, ni à peindre, ni à éternuer…
Tout à l’heure, je fus pris par l’une de ses intuitions qui vous dilate le cœur de joie. – A moins qu’elle n’en vienne ? Je pensais aux triangles et à l’égalité de leurs angles. J’ai cru y voir une constante harmonieuse, émouvante comme l’harmonie de la palette d’un tableau impressionniste. Mais y a-t-il des égalités à ce point régulières de telle sorte que je puisse me fier à quelque chose de fixe et de pérenne ? Heureusement que je me suis moins attaché à cette pensée qu’à l’émotion due à son apparition. Car sinon, lié à elle du fait de l’agrément qui l’accompagnait, je m’y serais attaché comme à une vérité. Quelle diablerie !
Ha ! je t’entends philosophe, grand commandeur de la définition. Il te faut une définition rigoureuse de la pensée. Partons de là si tu veux. Et non ! « foin des bocks et de la limonade », et des définitions de dictionnaire. Ne peux-tu pas circonscrire ton discours sans des définitions de dictionnaire ? Car qu’est-ce que définir ? A quoi revient l’acte de définir ? Sinon à tourner en rond. Je cherche à comprendre ou à communiquer « quelque chose » (cette « chose » n’est pas une chose, c’est un « x », une variable indéfinie ; mets-y un mot, un éléphant, une pierre, un triangle… tout ce que tu voudras), je définis ce « quelque chose ». Or pour le définir, soit il faut d’autres mots, et les définir encore eux-aussi (- car pourquoi la rigueur devrait s’arrêter à la première définition ?) ; soit en avoir déjà le concept pour l’y attacher. Et quand j’aurai bien déterminé mon concept, aurai-je pour autant la chose conceptualisée et le concept dans la chose ? « Foin des bocks et de la limonade », et des concepts, car on n’est pas sérieux quand on a trop conceptualisé.
Ha philosophe ! Je t’entends : restons sérieux si tu le veux, pensons au triangle qui nous fera un beau concept même si le concept de triangle n’est pas triangulaire.
Je pense à un beau et petit triangle, d’un pouce de hauteur par rapport à sa base. – Non ? « Le » triangle n’est pas mon beau et petit triangle. Certes philosophe, je n’ai rien contre, définissons-le Le Triangle : Instrument à percussion en acier, en forme de triangle, que l'on frappe de l'intérieur avec une baguette du même métal. Magnifique : le mot à définir se trouve dans la définition. Merci dictionnaire ! D’accord ! Restons sérieux et cartésiophile : Un triangle est un polygone (figure plane fermée limitée par plusieurs segments de droites) qui possède trois côtés, trois sommets et trois angles. Oui je t’entends moderne mathématicien et tu as raison : mon triangle est euclidien, dans son espace-plan à deux dimensions seulement.
Mais que dois-je faire maintenant ? Dois-je définir : polygone, figure, plan, fermeture, limite, segment, droite, posséder, côté, sommet, angle, et trois ? Non, car je n’ai pas encore le triangle, - et quand l’aurai-je ? Mon concept de triangle n’est-il qu’une forme issue d’un tracé géométrique dont la régularité ou la condition est d’avoir trois traits, tracés rectilignes de crayon ou d’encre qui se croisent par un point entre chacun d’eux ? Même si avec ma gomme j’ôte les parties des traits de crayon qui dépassent les points de croisement pour faire une figure un peu plus nette ; - oui des segments.
Voici que je veux aller plus loin, plus loin dans les détails, quand je pense à quelque chose, ici et maintenant au triangle. Je conçois donc autre chose que « mon » triangle, à quelque chose qui a des angles dont la somme égale deux angles droits, soit 180°. Ralentissons sur la somme des trois angles du triangle qui sont égaux à deux angles droits (90°). Voilà l’égalité qui m’enthousiasma tout à l’heure. Donc si je trace trois traits, si je joins trois bâtons, trois pailles, trois tiges… par des points de jonction entre eux, peu importe leur taille et leurs angles à leurs jonctions, et si je calcule que la somme de leurs angles est de 180°, j’aurai un triangle. Ah je ne m’en sors pas, car Mon triangle n’est pas Le triangle, je ne concevrai sa caractéristique qui le détermine comme triangle que grâce à quelque chose qui n’est lui-même pas triangulaire. Je ne trouve ni la chose conceptualisée ni le concept dans la chose. Et le concept devient cette étonnante et indéniable régularité, mais mon triangle dessiné n’est pas le concept. J’ai néanmoins un étalon, un repère pour savoir si la forme que je trace est un triangle ou non.
« Comme, par exemple, lorsque j'imagine un triangle, encore qu'il n'y ait peut-être en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n'ai point inventée, et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit. » (René Descartes, Méditations Métaphysiques, Vème méditation). René Descartes n’est pas malhonnête, son idée de triangle peut ne pas exister hors de sa pensée. D’ailleurs, cela l’arrange. Quant à moi, je ne cherche pas où est cette idée, soit mon concept de triangle, mais s’il existe au moins deux triangles identiques et égaux.
Ha je te tiens Triangle ! Je trace en premier deux triangles ayant les mêmes angles mais dont les segments n’ont pas la même taille. Ils sont égaux par leurs angles mais inégaux par leur taille, donc non-identiques. Deuxième tracé : deux triangles qui ont des segments de même taille mais pas les mêmes angles. Ils ne sont pas égaux, encore moins identiques. Troisième tracé : deux triangles qui ont des segments et des angles de même taille. Ai-je obtenu deux triangles égaux et identiques ? Mais les tracés sont-ils d’épaisseurs identiques, au-delà de ma simple perception visuelle ? Mes instruments de mesure sont-ils suffisamment précis pour l’affirmer ? Ne vais-je pas m’égarer dans l’infiniment petit des points de jonction de mes segments, qui m’ouvrira la béance d’un nombre décimal infiniment grand de petitesse ?
« Foin des bocks et de la limonade » et de l’identique.
Ô « nature berce-le chaudement, il a froid ». Je ne pourrai me tenir dans le coin inerte des régularités et des identités fixes. Tout dissemble et s’écoule. Mais je me suis moi-même piégé. « Le Triangle » n’existe pas, et sa détermination mathématique n’offre pas Le Triangle mais la règle de construction d’une forme. C’est bien plutôt de notre grammaire et son pronom défini « le » que vient le piège. Certains iront chercher Le Triangle dans le monde non matériel des idées, d’autres dans notre psychisme alors qu’il n’est que dans les mots et les nombres. Et quoi ! Sa détermination ? Une règle de construction et un repère…
Ha philosophe je te vois : tu aurais préféré que j’en vienne au triangle éternel et en soi, ou à l’idée de triangle dans l’Histoire, ou encore à la généalogie du triangle, sinon à l’étantité du triangle. Comme tu oublies de peser tes mots et comme tu vas vite philosophe « sur les épicylces de Mercure » pour y concevoir l’éternité, l’Histoire, le sans-fond du psychisme et l’historial car le diable est dans le détail, dans l’usage de nos mots.
Et "La ressemblance ne faict pas tant, un, comme la différence faict, autre. Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable" (Michel de Montainge, Essai 13 livre III, 1ère page).